Qui a un seul talent ?
Quel est le malheureux qui n’a qu’un seul talent ? C’est la question que nous pouvons nous poser à la suite de cet évangile, tant n’est pas enviable son sort. Les bénévoles du Secours Catholique pourraient certainement vous dire que les accueillis dans leurs permanences semblent bien correspondre à ce profil, ces personnes qui souvent n’ont pas eu de chance au départ de leur existence et souvent ressentent durement cette situation par rapport à tous ceux qui, comme nous, je suppose, ont reçu beaucoup par leur culture, leur milieu social, leur éducation, ce qui nous permet de mieux faire face aux aléas de l’existence.
En posant la question de savoir quel est celui qui n’a qu’un seul talent, je pense à moi, à vous peut-être(!), donc à nous tous, qui trop souvent jetons un regard d’envie sur l’autre qui a tellement plus de talents que nous, plus de fortune, plus de relations, plus de chance. La tentation du repli sur soi est alors très forte, avec en prime une certaine révolte, un sentiment d’injustice contre le créateur qui ne nous a pas dotés des moyens qui nous auraient permis d’avoir une meilleure situation, une plus grande considération de la part des autres. Ce qui engendre repli sur soi, jugement abrupt, et enfouissement de nos propres talents, de nos aptitudes, au détriment de la collectivité qui en aurait tant besoin. Avec en prime ces réactions du style : « surtout je ne mêle pas de tel problème, pas envie d’avoir des histoires, les uns tels, bien plus compétents que moi vont bien s’en occuper, mieux vaut me taire plutôt que de me risquer à être soumis à la critique ! » C’est ainsi que l’emporte seulement le souci d’être en règle, de permettre à Dieu de récupérer son bien, puisque que nous avons sous-estimé nos capacités, sans chercher ce qui pouvait jaillir de neuf de notre unique talent. Je pense qu’une telle attitude nous guette tous, et quand Jésus, à la fin de la parabole menace des foudres éternelles le détenteur d’un seul talent, il ne fait que décrire l’insatisfaction et la tristesse que nous pouvons ressentir quand nous n’avons pas fait fructifier notre talent.
En revanche nous pouvons être témoins de la formidable énergie que déploient ceux que l’on pense n’avoir qu’un seul talent, notamment les pauvres qui frappent aux portes du Secours Catholique ou de tant d’autres organismes de solidarité. Ils n’hésitent pas à faire fructifier le peu qu’ils ont : l’envie de réussir, de donner un avenir à leurs enfants, de s’intégrer dans notre pays après avoir été chassés du leur, par la guerre ou la récession économique. Ils nous réveillent de nos torpeurs, ils nous obligent à regarder autrement la réalité du monde, avec ses crises, ses tentatives de réconciliation, ses difficultés à protéger la planète. Ils nous invitent à un autre regard sur leur existence. Et j’entends bien Jésus, comme ce maître dans la parabole, leur dire : ‘très bien , serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle en peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton Seigneur.’
En cette journée mondiale des pauvres, où notre pape reprend la parole de Tobie dans la bible « Ne détourne ton visage d’aucun pauvre », en cette journée nationale du Secours Catholique, faisons fructifier nos talents, même si devant l’immensité de la pauvreté et des défis qu’elle appelle, nous avons le sentiment de ne pas en avoir beaucoup. Le Seigneur parti en voyage nous confie cette formidable tâche : construire un monde juste et fraternel ; ne nous dérobons pas à cette responsabilité ; les pauvres, ce dont ils ont le plus besoin, c’est de notre humanité, de notre cœur ouvert à l’amour, peu importe que nous ayons cinq, deux ou un seul talent.
André Jobard
19 novembre 2023