Histoire d’un caillou – homélie du 6 mars 2022 – premier dimanche de carême

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Histoire d’un caillou

 

        De bon matin aujourd’hui je me promenais le long du Cromois, à 2 pas d’ici, et j’ai ramassé dans le lit de la rivière ce caillou. Je l’ai tenu longtemps dans ma main à le regarder, à le retourner, à le polir, à évaluer son poids, tout en me rappelant l’évangile que nous venons d’entendre. Vous vous demandez peut-être pourquoi j’avais besoin de ce caillou pour méditer ce récit assez étrange des tentations de Jésus. Il est question d’une pierre que Jésus aurait le pouvoir de transformer en pain. Mais est-ce que ça s’est passé comme c’est écrit ? 40 jours sans manger ni boire, est-ce possible ? Et ce diable, séducteur à souhait, qui est-il donc ? Tout en me posant, certainement comme vous, ces questions, en exprimant mes doutes, mon scepticisme, je ne pouvais pas ne pas penser aussi à cette terrible guerre en Ukraine, avec tous les drames, les peurs qu’elle engendre.

         Revenons alors à mon caillou, ce caillou que le diable suggère à Jésus de transformer en pain pour apaiser sa faim. Ce caillou, sur lequel je butte, qui m’est un obstacle sur ma route, me fait penser à toutes ces réalités qui entravent mon chemin de vie et dont je ne me sens pas le maître : un échec professionnel, amoureux, un pépin de santé, une mésentente familiale, le COVID, un divorce, une situation économique difficile, un deuil, une opposition frontale sur des questions de politique, la guerre, la pollution : c’est tout cela, mon caillou. J’aimerais bien le transformer, et en faire ce que je veux. Ne sommes-nous pas alors dans ce que nous appelons la toute-puissance ? Avec cette sournoise tentation qui nous traverse l’esprit « si tu es fils de Dieu, si tu crois en Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain », comme si l’identité de fils de Dieu, de chrétien suffisait à gommer les limites de la condition humaine et à se jouer des contraintes de la nature : un caillou reste un caillou, et l’homme, aussi intelligent soit-il, ne peut pas en faire du pain. Le désir de toute-puissance est le rêve du petit enfant, qui ne pourra grandir qu’en s’affrontant à la réalité. Ce qui le sortira de son désir de toute-puissance, c’est le lien qu’il entretiendra avec les autres : on ne grandit pas sans l’autre ; d’où l’importance de tisser des liens, de renouer quand la corde s’est rompue après un différend, de ne pas rester seul sur son caillou. Quand Jésus rétorque au démon en faisant référence à l’Écriture, qui n’est autre que des paroles d’hommes et de femmes confrontés aux mêmes défis, aux mêmes problèmes, il révèle qu’il a besoin de la parole d’autres que lui, pour se sortir de son rêve d’un monde qui n’existe pas. Habité par l’Esprit, celui qui le conduit au désert, il pourra se reconnaître alors fils de Dieu. Il n’est pas Dieu, ce Dieu qu’on prétend tout-puissant, ce Dieu qu’il faudrait supplier, devant qui il faudrait se coucher pour obtenir ses faveurs. Jésus est le fils, il n’est que le fils.

         Alors mon caillou ? Vais-je continuer à vouloir le transformer pour satisfaire mon désir de tout dominer ? Ou au contraire le considérer comme ce qui me permettra de me tourner vers les autres, et vers celui qui est notre Père tel que Jésus nous le révèle ? Tel est le défi de tout carême ; non pas se livrer à des contorsions de pénitence, de privations pour arriver à Pâques en odeur de sainteté, mais devant la réalité, telle qu’elle est, comme ce caillou, s’en référer sans cesse à la parole, la parole d’autres (c’est peut-être le sens du partage), et à la parole de Dieu (d’où l’accent mis sur la prière). Quant à mon caillou, je pense que dans un souci de bonne écologie, je vais le remettre à la rivière, refusant de le garder pour moi.

André Jobard
6 mars 2022 – 1er dimanche de carême